Chronique publiée le 10 mars 2021 dans La Tribune.
Dialogue entre Bertrand Badre, fondateur et CEO de Blue like an orange et Jean-Christophe Fromantin, président du programme Anticipations.
« Il y a un autre monde, mais il est dans celui-ci » rappelait Paul Éluard. Le bien et le mal n’existent pas en soi, pourrait enchaîner le Pape François, mais seulement un calcul d’avantages et de désavantages.
Tous les petits calculs auquel chacun se prête pour préserver ses avantages mettent sous tension l’humanité entière. Dès lors que les avantages des uns ou l’intérêt des autres entament le bien commun, le monde se fragilise. « L’autre monde » mérite alors qu’on s’y intéresse. Urgemment. Sans faux-semblant, ni en construisant de nouvelles chimères, ni en imaginant un monde alternatif sur Mars, ni ailleurs, mais en revisitant les valeurs essentielles sur lesquelles notre humanité est construite. C’est dans ce dessein que le Pape François ose la voie de la fraternité.
Le monde relève d’un équilibre précaire dont la planète et la fraternité sont les piliers. L’une est le bateau sur lequel on est tous embarqué, l’autre est le manuel de navigation qu’il nous faut partager. Nous tous qui vivons sur cette même planète sommes liés par un pacte moral qui engage notre propre contribution. Dès lors que le bateau est fragile, aussitôt que le manuel de navigation devient un sujet de discorde, c’est l’équilibre d’ensemble qui se trouve menacé. Cette menace est cyclique ; parce que le compromis avantage vs désavantage prend régulièrement le pas sur la raison ; parce que les valeurs communes ne sont jamais acquises – nous nous accordons sur tu ne tueras point, mais nous voyons chaque jour combien il est difficile de s’entendre sur tu ne voleras point -; ou parce que le manuel de navigation suppose de s’adapter aux aléas économiques ou technologiques que l’utilitarisme et l’individualisme tentent en permanence de justifier comme vecteurs de progrès. « Accepter néanmoins qu’existent des valeurs permanentes, même s’il n’est pas toujours facile de les connaître donne solidité et stabilité à une éthique sociale, souligne le Pape […] Que tout être humain possède une dignité inaliénable est une des vérités qui correspond à la nature humaine indépendamment de tout changement culturel ».
Les causes que nous partageons, l’adversité, les valeurs essentielles qui nous rapprochent, entretiennent la fraternité. Sans elles, la fraternité n’existerait pas. Il y a quelques décennies à Camp David, dans un moment de confiance, Ronald Reagan et Mickaël Gorbatchev s’étaient promis spontanément de s’entraider si, par extraordinaire, des extraterrestres attaquaient l’un ou l’autre de leurs pays respectifs. Ce qui ressemblait davantage à une métaphore démontrait s’il en est besoin une fraternité authentique. Sauver la planète n’était alors l’objet d’aucune tergiversation. L’enjeu dépassait les idéologies et les
conflits.
La voie de la fraternité qu’ouvre le Pape, appelle à ré-enraciner nos vies. À retrouver l’humus des territoires qui fondent nos cultures, notre sentiment d’appartenance et notre raison d’être.
« Il faut avec soin prendre en compte ce qui est local, parce qu’il y a quelque chose que ne possède pas ce qui est global : le fait d’être la levure, d’enrichir, de mettre en marche les mécanismes de subsidiarité ».
Revitaliser cet humus fertile, pour redonner à chacun la capacité de vivre là où il le souhaite, suppose de s’extraire des « tours de Babel » dont la finance et les technologies sont devenues les briques et le ciment. Jusqu’à nous fasciner, puis nous sidérer, et aujourd’hui nous effrayer. Ni le dollar, ni les codes, ni les algorithmes ne portent l’espérance d’une vie meilleure. Ils ne sont que les outils dont il nous appartient de donner un sens. L’entreprise agrège cette exigence de sens. Colin Maier, professeur à Oxford Business School rappelle que l’objet de l’entreprise est de trouver des solutions profitables pour les problèmes de la planète et de ses habitants. Le capitalisme est aussi le ferment de cet « autre monde » s’il consent à être responsable au regard des enjeux sociaux et environnementaux, s’il s’enracine dans la diversité géographique de la planète, s’il fait de l’épanouissement des talents une exigence cardinale. Il en est de même pour la politique dont l’humus des cultures ancre solidement les principes de fraternité et de confiance.
Pour autant, sa raison d’être se dilue quand elle devient hors-sol; dès lors qu’elle se laisse dépasser par les dimensions économiques et financières; dès qu’elle se contente d’une pensée stéréotypée ; dès qu’elle s’encalmine dans le confort du court terme ; ou bien encore, quand elle ne vise qu’à tranquilliser les consciences pour gagner du temps jusqu’aux échéances suivantes. Jusqu’à en oublier l’idéal qui l’anime et l’espérance qu’elle doit susciter.
L’autre monde – s’il se révèle dans le local – ne s’exonère pas des avantages que procure la dimension globale. Au contraire. Il se façonne dans une formidable dialectique dont il nous faut sans cesse rappeler le caractère fondamental. François parle « d’inclusion mutuelle » pour mettre en exergue l’idée de plénitude, d’altérité et de complémentarité. « L’Homme est être-frontière qui n’a pas de frontière » rappelait le philosophe allemand Georg Simmel pour illustrer à sa façon la quête d’un projet commun façonné par la richesse des particularismes locaux. Cette plénitude se mérite. Il n’y a pas pour autant de projets communs, ni de rêves, ni d’espérances si le bien commun universel, la planète et ses habitants, ne sont pas tous l’objet d’une ambition collective, à la fois durable et résiliente. Si nous n’établissons pas des règles universelles qui sauvegardent nos actifs authentiques de telle manière à permettre à chacun de laisser prospérer ce qu’il a de singulier. Or, ce que nous appelons le « monde global » ne procède pas encore de cette vision. Tiraillé entre le néocapitalisme chinois, le non-modèle anglo-saxon et les rigidités européennes, « l’autre monde », cher à Paul Éluard, bien qu’il soit « de ce monde », n’a pas encore vraiment émergé. Si la prise de conscience est une première étape, et si les résolutions sont bonnes à prendre, il n’en demeure pas moins que c’est l’action qui engage véritablement le mouvement dont
l’humanité a besoin. Or l’action est politique.
« On ne voit bien qu’avec le cœur » rappelait Saint-Exupéry pour nous convaincre de porter nos yeux sur l’essentiel; « tout est possible à qui sait voir » aurait probablement enchaîné Paul Éluard pour nous interpeller et nous encourager. L’un et l’autre nous rappellent que sans dépassement de soi, sans transcendance, sans exigence, le progrès n’existe pas. L’autre monde passe d’abord par chacun d’entre nous.