Cette chronique a été initialement publiée sur le site de Harvard Business Review France, le 10 août 2022
Par Jean-Christophe Fromantin
Comprendre les valeurs fondamentales et les déterminants authentiques qui guident nos vies est probablement le fil rouge de l’anticipation.
Un diplomate étranger en poste en France me faisait récemment remarquer son amusement à force d’entendre très fréquemment de la bouche des Français l’expression « c’est compliqué ! ». « Comme si, me disait-il, la complexité avait envahi l’ensemble des sphères de réflexion et d’action dans votre pays ». L’expression en dit long. Certes, le monde actuel est compliqué, mais n’est-ce pas justement le privilège d’un décideur que de maîtriser cette complexité ? Force est de constater que la diversité des paramètres à appréhender – socio-économique, technologique, géopolitique – peut nous déstabiliser et nous prendre au dépourvu… jusqu’à laisser les problèmes s’enkyster, puis s’enchaîner dans une spirale infernale, entraînant inévitablement des états de sidération, voire des crises, pouvant se transformer en paralysie. Et là, cela devient effectivement « compliqué ».
Certes, le monde actuel est compliqué, mais n’est-ce pas justement le privilège d’un décideur que de maîtriser cette complexité ?
Une pratique permet d’en réduire les effets, c’est l’anticipation. Autrement dit, la capacité à décrypter les signaux faibles avant qu’ils ne se transforment en tendances lourdes difficiles à maîtriser, aux conséquences possiblement irréversibles. Chacun d’entre nous, dans nos univers respectifs, percevons des informations et des mouvements qui préfigurent de profondes métamorphoses. Mais c’est en les confrontant et en les regroupant qu’on peut discerner des tendances lourdes. L’idée est d’ouvrir la réflexion stratégique sur le concept du « temps large », qui permet d’observer au-delà de ses propres indicateurs ; en scrutant ce qui se passe sur les côtés ; en s’intéressant à d’autres univers culturels, économiques ou sociaux. C’est dans cet état d’esprit que nous avons lancé le programme « Anticipations », en 2021, inspiré de la méthode qui nous avait guidés dans la préparation de l’Exposition universelle de 2025. Surpris de constater que le mot éponyme n’avait jamais été déposé auprès des organismes qui gèrent les noms de domaine, nous y avons vu le signe révélateur d’une absence de culture.
Car notre culture « en silos » restreint notre champ de vision, limite nos capacités cognitives et entame notre clairvoyance. Nos milieux socio-professionnels, nos origines, nos formations, et aujourd’hui les biais véhiculés par les algorithmes, tendent à encalminer nos styles de vie, jusqu’à les rendre quasi-hermétiques aux mouvements qui nous entourent. Ils entretiennent ainsi une fragmentation de la société qui nous tient à distance les uns des autres. Notre société, structurée de façon trop composite, facilite ainsi l’émergence de corporations, de réseaux ou de castes qui ont pour conséquence une atrophie de la pensée, et une dramatique impressionnante perte d’efficacité. Plus nous nous satisfaisons de cette situation, plus nous sommes en risque d’être dépassés par les événements.
Accepter de se laisser surprendre
L’efficacité commande donc de décloisonner, ce qui introduit de facto l’anticipation dans ce qu’elle ouvre notre regard et nous rend plus attentifs. Cet exercice peut se pratiquer dans le cadre d’une démarche organisée et professionnelle, mais cela peut aussi être mis en œuvre dans notre manière de vivre et de nous intéresser à nos environnements. C’est avant tout une disposition d’esprit. « Acceptez de vous laisser surprendre ! » appelait Sébastien Bazin, le Directeur général du groupe Accor, au lancement du programme Anticipations.
Trois paramètres déterminent le besoin d’anticipation : le temps, le monde et l’éthique.
Le temps est un déterminant central.
Les risques d’un défaut d’anticipation sont proportionnés aux accélérations du temps. Ne pas travailler cette dimension expose à de graves difficultés. Plus la compréhension est tardive, plus la sidération est forte, moins les effets sont maîtrisables. Or aujourd’hui, les accélérations n’ont jamais été aussi puissantes : le cycle de réchauffement climatique s’opère à une vitesse incompatible avec l’adaptation de la biodiversité. L’économie s’emballe dans des montages financiers décorrélés des réalités. Dans son livre « Accélération, une critique sociale du temps », le sociologue allemand Hartmut Rosa pointe la désynchronisation entre la cinétique technologique et les équilibres de vie. Un iPhone en 2022 est 150 000 fois plus puissant que la salle informatique d’IBM en 1972. L’Internet d’hier, l’intelligence artificielle d’aujourd’hui – qui pèsera 90 milliards dans les activités en 2025 versus 9 milliards en 2020 – ou l’informatique quantique de demain promettent des cycles de destruction créatrice de plus en plus rapides ; jusqu’à nous interroger sur leurs effets collatéraux, dans ce qu’ils participent de notre épanouissement et d’un progrès authentique pour l’humanité. La technologie accélère le temps. Jusqu’où ?
La mondialisation revisite les échelles.
Si l’accélération convoque l’anticipation, la globalisation constitue un autre facteur qui questionne le « temps large ». L’économie globalisée, par son envergure, et dans ce qu’elle constitue un champ concurrentiel sans limites, construit des échelles qui amplifient les interactions autant que les risques d’imprévisibilité. Prétendre développer des batteries électriques sans anticiper les approvisionnements en lithium – qui vont être multipliés par 42 d’ici à 2040 – relève de l’aventure ; investir dans le prêt-à-porter sans observer, ni se différencier par rapport aux 600000 nouvelles références mensuelles du chinois Shein, expose à quelques difficultés ; négliger les attentes des jeunes et nouveaux talents risque de les voir partir travailler à l’autre bout du monde sans qu’ils ne posent de préavis. La technologie réduit les distances.
Un troisième paramètre relève de l’éthique. C’est sans doute le plus fondamental. Ceux que l’on appelait hier des « clients », des « usagers » ou des « travailleurs », que l’on croyait guidés prioritairement par des valeurs de rentabilité ou d’efficacité, répondent aujourd’hui à d’autres critères. La qualité de vie, la recherche de sens, le besoin d’espace ou la vie de famille comptent parmi les priorités qui pourraient bouleverser l’organisation de nos sociétés : 71% des Français s’ennuient dans leur travail et l’angoisse est le premier sentiment exprimé par les patients en psychiatrie. En 2018, sentant une inversion des valeurs entre la vie personnelle et la vie professionnelle, j’avais expliqué dans un essai que si la révolution industrielle nous avait amenés à aller vivre là où il y a du travail, la révolution numérique, elle, nous amènerait progressivement à travailler là où nous voulons vivre. Or, 84% des Français aspirent à vivre dans des villages ou des villes moyennes. Cette prospective, confirmée par la crise sanitaire, procédait de l’observation d’une série de signaux faibles. Dans la synthèse des travaux de notre programme Anticipations, « le sens comme boussole », « la recherche d’idéaux collectifs » ou « les effets boomerang de l’hyperconsommation » sont apparus comme autant de tendances fortes, faiblement intégrées dans les stratégies d’avenir. Aux Etats-Unis, l’effet de sidération provoqué par « la grande démission » », qui touche dorénavant près de 50 millions de salariés, interpelle les entreprises et les pouvoirs publics. Beaucoup de signaux concourent à un ré-enracinement. Aucune société ne prospère durablement hors-sol. La Jeddah Tower en Arabie-Saoudite, qui promet d’atteindre 1007 mètres de hauteur, sera-t-elle un jour le symbole de la modernité ou la préfiguration de l’obsolescence d’un modèle de société ?
Le déracinement comme cause essentielle des échecs d’une société
Comprendre les valeurs fondamentales et les déterminants authentiques qui guident nos vies est probablement le fil rouge de l’anticipation. A contrario, confondre la fin et les moyens – ou penser qu’une société hors-sol peut durablement prospérer – nous entraîne inévitablement dans une impasse. La sidération engendre des fausses routes, qui naissent de cette confusion. La philosophe Simone Weil pointait le déracinement comme la cause essentielle des échecs d’une société. C’est dans ces divergences que s’établit la ligne de fracture ; entre l’extrapolation et l’anticipation ; entre ceux qui voient dans l’innovation un idéal sans limites, et ceux qui comprennent que le progrès est consubstantiel des valeurs qu’il véhicule ; bref, pas si compliqué…